Pendant quelques jours, craignant logiquement d’être recherché, je dors sur le sol de la cuisine, prêt à m’enfuir à la première alerte. Puis je pars pour Paris, espérant me soustraire à d’éventuelles recherches, mais je n’y reste pas, redoutant des représailles à l’encontre de ma famille. Si les Allemands doivent arrêter quelqu’un, dans mon esprit, c’est bien sûr moi. Mais alors que j’avais gagné Paris sans difficulté, au retour, les trains sont détournés, ils passent par le réseau Nord, des voies étant coupées sur l’Est, soit à cause de bombardements, soit à cause du trafic militaire allemand. Le train dans lequel je monte s’arrête plusieurs fois, à cause d’alertes aériennes, ce qui nous fait descendre à chaque fois dans les champs. Arrêt à Soissons ou je passe la nuit dans un hôtel, et je ne repars que le lendemain, jusque Laon. Le train ne va pas plus loin. Je fais la route à pied jusque Liesse, parfois doublé par des véhicules allemands. A Paris, j’en avais vu beaucoup, roulant vers l’ouest. A Liesse, je trouve un train qui m’emmène vers Charleville, puis je regagne Revin. Il semble que depuis mon départ, rien ne se soit passé concernant le maquis. Les Allemands n’ont pas cherché à capturer ceux qui ont échappé au massacre, que la population ignore encore à ce moment. On saura plus tard que la troupe qui a opéré a été déplacée ailleurs peu après. La Résistance n’a pas tenté, ou n’a pas pu effectuer de regroupement.
Je reprends mon travail à l’usine, laquelle tourne au ralenti. J’occupe un poste au bureau de la fonderie dans l’établissement principal. Quand des Allemands sont signalés à proximité, je suis prévenu et cours me cacher au fond de quelque atelier ou jardin voisin.
Un jour arrive la terrible nouvelle que les corps des maquisards ont été retrouvés à Linchamps, transportés là après leur assassinat. Des gens courageux les ramènent vers le Mont Tranet. La nouvelle s’étend vite à tous, en même temps que la désolation. Les familles sont prévenues. Jusqu’alors nombreux étaient ceux qui croyaient ou se forçaient à croire que les maquisards dont on était sans nouvelles étaient seulement prisonniers.
La menuiserie Faure fabrique les cercueils, d’autres usines aussi sans doute, et des hommes les emportent au Malgré -Tout pour inhumer les morts provisoirement.
A la fin de ces sinistres journées, je rencontre dans la rue M. Pierre Faure, l’un de mes patrons, qui, me tirant à l’écart, me dit textuellement, je m’en souviens encore: « On a retrouvé ton petit copain Robert Held et ton cousin Pierre Lemasson, ensemble, avec quelques autres… » Je ne les cite pas sans une vive souffrance. M. Faure précise que les corps ont été retrouvés dans un endroit distant des autres, ce qui prête à penser qu’ils ont été pris à part, et plus tard sans doute. Il me dit que la famille Lemasson du quartier de La Bouverie et Mme Held sont déjà avisées du drame. [On sait que P. Faure sera inculpé dans l’affaire du maquis et qu’il sera lavé des accusations de dénonciation.]
Les cérémonies et obsèques officielles n’auront lieu qu’après la libération de Revin et donc après la libération de Paris, qui, comme un immense symbole, avait fait grande sensation jusque dans nos Ardennes.
De plus en plus les Allemands en retraite traversent notre région, vers l’est, mal équipés souvent, à bord de véhicules hétéroclites ; des troupes de toutes sortes, des SS aussi ; rarement en grand nombre, mais qui paraissent toujours dangereux.
L’usine vient à s’arrêter tout à fait. Je fais partie des quelques personnes qui sont priées de continuer à venir pour assurer des liaisons, aller chercher parfois des gens dont on a besoin, etc. Cela m’amène à circuler en ville et dans les ateliers déserts.
La vie civile au ralenti est mêlée de scènes de guerre. Ainsi, j’assiste à la destruction de la passerelle de La Bouverie qu’un soldat allemand fait sauter, couché à plat ventre, qui saute en l’air quand sa charge explose et retombe au sol, apparemment sans trop de dommages.
Les Allemands font également sauter les autres ponts avant de se retirer.
2 Septembre 1944. Comme le feu dans une traînée de poudre, la nouvelle se répand que les Américains sont là. Depuis Pearl Harbour, et plus encore depuis leur débarquement en Normandie, le 6 juin nous les attendions avec impatience, nous les espérions. Toute la population se précipite à la Bouverie pour les voir. Pour cela nous passons la Meuse en barque, comme les autres habitants de Revin. Ils sont venus à bord de petits chars et de Jeep, celles-ci étonnent tout le monde. Ils sont fêtés, mais prennent déjà des dispositions pour continuer leur route, ce n’est qu’une avant-garde peu nombreuse. Ils recherchent les Allemands attardés. Des drapeaux sont déployés, la joie se manifeste en scènes diverses, des résistants se montrent, dont certains plutôt inattendus.
Spectacle répugnant, qu’apprécient diversement les spectateurs : sur le balcon de la mairie, des femmes sont tondues. Je reverrai deux d’entre elles chez Faure quand l’usine aura redémarré. Leurs compagnons d’atelier les traitent plus intelligemment que ne l’a faite la foule de notre libération.
Quelques soldats Allemands, faits prisonniers, sont livrés aux Américains présents. Chacun son tour […]
Revin : les Allemands quittent la ville
Le procès de Nancy
Après le 8 mai 1945, je suis appelé à témoigner dans le cadre du procès qui se prépare concernant le maquis des Manises : interrogatoires par les gendarmes, convocation chez un juge d’instruction à Charleville. Autre convocation, avec quelques hommes revenus du maquis, près des bois, au bas du Malgré-Tout ou au Chemin des Chasseurs. Je crois qu’il s’agit de montrer les lieux aux magistrats ; on les attend mais ils ne viennent pas, les gendarmes présents annulent cette réunion, chacun rentre chez soi.
Je suis convoqué encore à Nouzonville, par un officier qui me remet une solde pour les quelques jours passés au maquis. Je reçois aussi, d’un responsable Revinois, un certificat d’appartenance à ce maquis.
En juillet 1945, des affiches appellent les hommes des classes 1939, 1940 et 1941 à se rendre au Centre d’organisation d’Infanterie 102 à Compiègne. Ces affiches ne portent pas de date limite à ces convocations. Je me rends donc à Compiègne, COI 102, Quartier Jeanne d’Arc. Puis je suis affecté à Saint-Jean-Cap-Ferrat (36e Division d’Infanterie).
Une permission d’environ une semaine est presque achevée lorsque deux gendarmes m’apportent une convocation à témoigner devant la Cour de Justice de Nancy, où va s’ouvrir le procès relatif au maquis des Manises. J’objecte qu’étant militaire, je dois rejoindre mon unité. Les gendarmes rétorquent qu’un refus de témoigner engendrerait des poursuites à mon encontre. Je leur demande de prévenir mes autorités, j’écris de mon côté à mon Lieutenant, avec une adresse bien sûr incertaine, puisque la 36e D.I. est susceptible d’être en mouvement entre Côte d’Azur et Allemagne.
Je pars donc à Nancy, où le bureau militaire de la place m’héberge dans une grande caserne en bordure du parc de la Pépinière.
Je suis affecté à la Compagnie de Passage, composée de soldats en instance de départ pour tous les azimuts : Indochine, AFN, Allemagne, etc.
Au jour prévu, je me rends au tribunal.
Je retrouve dans une maison des familles de victimes du maquis; elles sont logées là pour la durée du procès. Après une longue attente dans une salle réservée aux témoins, je suis appelé en salle d’audience. Énoncé de mon identité, lecture du serment...
Je suis interrogé surtout sur les déclarations que m’avait faites la personne soupçonnée d’avoir conduit les Allemands vers notre camp [Léon Uhl], et sur la vulnérabilité de celui-ci. Pouvait-on le voir du ciel, était-il suffisamment gardé ? Manifestement, le tribunal veut déterminer si les assaillants avaient réellement besoin d’un guide. À mon avis, que l’on ne me demande d’ailleurs pas, les voilures blanches de parachutes, le manque d’ordre qui régnait, ont amplement facilité le repérage du camp. Mes réponses vont dans ce sens.
Le président de la cour m’invite ensuite à prendre place dans le public. J’entends ainsi la déposition du Général Grandval, chef de la résistance de la région Nord. Il confirme qu’après le débarquement en Normandie, l’ordre de soulèvement a bien été donné, par le message émis de Londres : “Croissez roseaux, bruissez feuillages.” Mais son témoignage ne précise rien sur les événements des Manises. [Si elle permit de lever les soupçons qui pesaient sur le chef de Secteur de Revin, la déclaration de Grandval ne répondit effectivement à aucune des questions qui se posaient concernant la formation du maquis et la responsabilité éventuelle de ses chefs dans le drame des Manises.]
De même, le Commandant Prisme n’est pas entendu. Resté quelque temps à Willerzie, il était parti vers de nouveaux combats au sein de troupes régulières.
Je n’ai guère pu voir les gens assis au banc des accusés. Je crois qu’y étaient mêlés des suspects dans d’autres affaires que celle de notre maquis. [Le milicien Charles Mayer fut inculpé dans le cadre de cette affaire mais il fut vite évident, au cours du procès, qu’il n’avait joué aucun rôle dans la découverte du maquis par les Allemands.]
Il est vrai qu’en cette période, les cours de Justice traitaient ensemble des cas divers.
Mais le procès n’est pas fini. Sortant du palais, j’essaye de me renseigner auprès d’un magistrat pour savoir si je peux disposer. J’aperçois le procureur, entouré de membres des familles des victimes qui s’inquiètent auprès de lui de la durée du procès. Me désignant d’un mouvement de menton, il argue : “ Si tout le monde parlait avec autant de clarté que ce jeune homme, cela ne durerait plus longtemps.”
Au sujet du procès - du moins de l’audience à laquelle j’ai participé - je peux ajouter que le Président avait sous les yeux une carte des lieux du maquis, mais les magistrats ne semblaient pas y comprendre grand-chose, sans doute parce qu’ils ne s’y étaient pas déplacés. »