La publication en 1980 du livre de Maurice Rajsfus "Des juifs dans la collaboration" avait créé le scandale dans le landerneau des historiens et dans les institutions juives de France. Laisser dire que des Juifs avaient pu participer à la persécution mise en œuvre par les nazis et par Vichy avait quelque chose de blasphématoire. Récidivant quelques années plus tard et poursuivant son enquête, le même s’était penché sur le sort de ces familles de juifs immigrés envoyés de région parisienne dans les Ardennes pour trimer dans les fermes de la WOL. Ce nouvel ouvrage au titre évocateur et aux accents bibliques ("Une terre promise ? 1941-1944") avait lui aussi marqué les esprits et ouvert, dans notre département, la voie à de nouvelles recherches. Au début des années 2000, la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, sous l’égide de Jacques Levy et de Christine Dollard-Leplomb, avait repris le flambeau et ravivé la mémoire de ces persécutés et l’on vit, en des villages où la WOL avait exploité cette main d’œuvre servile, s’ériger des monuments de pierres pour pérenniser la mémoire de la Déportation. Publié par la Société d’histoire des Ardennes, le livre de Philippe Moyen est une nouvelle étape dans la recherche sur cet aspect la Shoah dans les Ardennes, centré sur le personnage de Léon Eskenasy, homme de confiance et intermédiaire des autorités allemandes et françaises auprès des travailleurs agricoles, petit roitelet régnant sur quelque deux cent ouvriers et leurs familles dans le secteur de Sedan.
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L’histoire de Léon Eskenasy est celle d’un homme ordinaire précipité dans une époque qui ne l’était pas. Coiffeur devenu Obmann – superviseur- des ouvriers agricoles juifs de la WOL, il est le principal artisan à Sedan de cette inédite initiative de l’UGIF qui conduit des Juifs de la région parisienne à venir travailler volontairement dans les Ardennes pour le compte des Allemands dans des conditions très pénibles. L’« Einsatz von Juden » est l’un de ces euphémismes qui auraient sa place dans le lexique de la Lingua Tertii Imperii chère à Victor Klemperer. Eskenasy y participe de manière soutenue. Les sources le montrent tour à tour en auxiliaire zélé des Allemands dans la mise en place de la discrimination et en délégué attentif aux conditions de vie des travailleurs auprès de la WOL. L’homme est ambitieux ; il s’emploie au fil du temps à se construire sa propre influence au détriment de son autorité de tutelle parisienne. Il profite aussi des opportunités offertes par sa fonction et l’époque pour s’enrichir de manière crapuleuse en bénéficiant à l’occasion de complicités dans la police allemande. Loin du stéréotype unidimensionnel du collabo, Eskenasy est un individu complexe, cheville ouvrière d’un « leadership juif à hauteur de clocher ». S’il est un enseignement à tirer de cette histoire de Léon Eskenasy, « Obmann des ouvriers juifs de la WOL », alors nous reviennent en mémoire les paroles de Primo Lévi : « Ceux qui sont dangereux, ce sont les hommes ordinaires prêts à croire et à obéir sans discuter. »